Politique

À propos du massacre de Song My

La Croix 14-15/12/1969

 

Affreuse, l'affaire de Song My46, ce massacre aveugle de civils vietnamiens, par des militaires américains ! Comme tous les crimes de guerre, elle nous heurte jusqu'à l'intime. Nous sommes blessés dans notre conscience chaque fois que les hommes ne sont traités que comme une denrée. Les soldats n'étaient, paraît-il, que « la menue monnaie des rois ». Sous nos Républiques, même les civils en tiennent lieu. On peut craindre, en outre, de trouver à l'origine d'un tel massacre le racisme. Pour nous, Occidentaux, même quand nous n'allons pas jusqu'au génocide, tel qu'il semble encore perpétré contre les Indiens d’Amazonie (des livres impressionnants paraissent en ce moment sur lui) ne considérons-nous pas toujours les hommes d'autre couleur comme une menue monnaie ?

Notre réaction à l'affaire de Song My s'amplifie d'agacement. Les États-Unis depuis vingt nous ont assommés de leçons morales. Au nom de l'anticolonialisme, ils ont battu sur notre poitrine la coulpe de leur question noire et du meurtre de leurs Indiens, ces deux péchés originels. Parce qu'ils nous traînèrent au banc des accusés, on se sent porté à d'autant plus de sévérité. La Croix a procédé récemment à une revue de presse qui, à ce point de vue, est éclairante.

Pourtant, je voudrais être sûr que la vertueuse indignation que suscite dans notre pays cette horrible affaire de Song My ne relève pas du pharisaïsme. Sommes-nous donc si purs que nous puissions accuser les autres ? Je n'aime pas rappeler la guerre d'Algérie. Sa plaie saigne encore. Force m'est pourtant de répliquer à certains que les forces française commirent des crimes, elles aussi. La répression atteignit de terribles excès. Ce n'est, ni pour les Américains ni pour nous, une excuse, même pas une circonstance atténuante : mais la guérilla suscite, comme en vertu d'une loi propre, l'atrocité. Quand nous jugeons les autres, ne l'oublions pas.

Ces vertueux censeurs atteignent à l'odieux quand, entraînés par leur antiaméricanisme systématique, ils comparent l'affaire de Song My au crime nazi. Le crime nazi, lui, fut voulu par l’État, considéré par celui-ci comme un moyen privilégié. Il n'était pas la réaction affreuse d'hommes que la guerre réduit à la barbarie, mais une politique. Un fait suffirait à interdire cette comparaison : les meurtriers de Song My passent en justice. Les criminels de guerre allemands furent jugés, certes, mais non à la requête de leur gouvernement et de leur opinion. Il fallut la défaite et ce sont les Alliés qui les ont poursuivis.

Depuis dix ans, dans notre pays, on a beaucoup chatouillé une xénophobie qui déjà nous est naturelle. Nos journaux, notre télévision trop souvent excitent à la haine ou au mépris des autres peuples. À propos de l'affaire Song  My, cette excitation me semble particulièrement grave, car les Américains en souffrent déjà sans que nous venions les accabler, ils en souffrent d'une honte avivée par le moralisme qu'ils ont importé dans les flancs mêmes du May-Flower. Ils en souffrent d'autant plus que demeure en eux une certaine faiblesse adolescente. Prenons garde que ne finissent par nous aliéner à jamais un grand peuple des accusations plus joyeuses de le prendre en faute qu'indignées du crime.

 


46 À propos de cette affaire, trois nom sont couramment employés : Tu Cung, lieudit du village de Song My, que les Américains appellent My Laï.